Les rectifications du cours de la Semois
Le problème des eaux
Outre les mardelles et les crons, une caractéristique de la commune d'Etalle est d'être traversée par la Semois.
Mais sur ce terrain jurassique, par opposition à la Semois ardennaise, très encaissée, la Semois gaumaise est une rivière de plaine, en pente très douce, de l'ordre d'1 à 2 mètres seulement par kilomètre de rivière.
A cause de ce peu de pente, elle souffre d'un grave excès d'eau stagnante, aggravé par deux autres causes : l'imperméabilité du sous-sol, composé d'argile et de marnes argileuses et la sinuosité du cours d'eau, provoquée principalement par la structure géologique du terrain (présence de roches facilement érodables), par le relief et par la présence d'affluents.
Une fois le tracé sinueux amorcé, l'inertie de l'eau accentue progressivement les méandres.
La lenteur du cours d'eau a donc provoqué le dépôt de sédiments limoneux qui encombrèrent le lit de la rivière, entraînant de fréquentes inondations et la perte de terres inexploitables pour l'agriculture.
Des dizaines d'hectares disparaissaient alors sous une végétation d'herbes des marais et des brouillards froids créaient de réelles nuisances pour les riverains.
Aussi bien pour le cheptel que pour les riverains donc, il y avait un grave problème sanitaire.
Il fallait donc, selon les autorités de l'époque, procéder à une amélioration du cours de la Semois et, bien plus qu'un curage, il fallait une rectification, un élargissement et un approfondissement du cours d'eau.
Premières initiatives par Henri Henriquez à Villers-sur-Semois
Le premier travail local connu fut réalisé vers 1710-1712 à Villers-sur-Semois par Henri Henriquez, enfant et seigneur du lieu.
La Semois primitive (en marron sur la figure, sur le fond de carte actuel) passait très près de son château. Fut-il gêné par cette proximité ou s'inquiéta-t-il du sort de la population ?
Toujours est-il qu'il décida de corriger, devant le village, cette vaste courbe de la rivière par un canal tendu entre les deux extrémités de l'arc.
Il eut pour cela un accord par lettre patente d'octroy du roi Philippe V d'Espagne du 1er juin 1710 :
"Octroyé comme nous octroyons de grace espéciale par les présentes en considération et pour la facilitè de l'entrecours un commerce qu'il puisse et pourra faire construire audit lieu de Villers-sur-Semois a ses fraix et depens un pont et chemin qui soit en tout temps charoyable et detourner le cours de ladite riviérre de Semoy par un canal de quatre cens toisses ou environs de longueur sur six de largeure et de faire à cet effet la chaussée ou relevée de terre par lui proposée de pareille longueur à travers l'ancien cours de ladite rivierre"
Mais ce raccourci était établi à un niveau supérieur à celui du cours naturel, de telle façon que les eaux de crue retournaient dans le lit primitif.
C’est alors que fut creusé un bras de dérivation long de 350 mètres, entre l'ancien lit et le nouveau, pour soulager le débit de celui-ci.
Travaux d'envergure à la fin du XIXe siècle
Mais cette petite initiative locale n'a guère résolu les problèmes d'inondation et de brouillards.
La Semois restait très tortueuse sur tout son parcours sur l'actuelle commune d'Etalle.
En 1890, une demande officielle au parlement belge concerne le redressement du cours de la Semois entre Villers-sur-Semois et Tintigny.
Ce fut déjà un travail d'envergure (en rouge sur la figure), réalisé à l'initiative de François Hippolyte Braffort, originaire de Villers-sur-Semois, alors greffier provincial, futur député, de telle sorte que la longueur du cours de la rivière dans la commune de Villers-sur-Semois par exemple fut diminuée de 1 875 mètres, soit environ un quart de sa longueur en ce secteur communal.
Aux alentours de Villers-sur-Semois, on note le redressement à l'ouest de la route vers Han.
Mais aussi celui qui a laissé libre "l'ancien lit de la Semois" aux Abattis.
A la même époque, on note également la rectification de la rivière au sud du village de Sivry.
Entre Vance et Villers-Tortru, les travaux de rectification auront lieu plus tard.
Sur la carte de 1922, les méandres de la partie primitive coexistent avec la partie redressée (en orange sur la figure).
Plus tard, "l'ancienne Semois" ne fera plus partie du lit de la rivière.
Entre son tracé primitif et son tracé actuel, la rivière a perdu plus de 4 km, en laissant ça et là des "bras morts".
Ces importants travaux de rectification ont-ils amélioré la situation ?
Après tous ces travaux, les inondations ne furent pas supprimées pour autant et les prairies basses restaient à l'état de simili-marécage.
Au surplus, le cahier des charges de la commune de Villers astreignait les riverains à de pénibles travaux de curage du lit de la rivière, pour la débarrasser de son abondante végétation et des dépôts de terre charriés par les pluies.
Ce qui avait échappé aux techniciens de l'époque, c'était la présence d'un bouchon rocheux à Breuvanne (Tintigny) qui relevait le plan d'eau de la Semois dans tout le secteur en amont et retenait considérablement le débit du cours d'eau.
Il était donc nécessaire d'enlever ce bouchon rocheux, puis, à la faveur de ce dégagement, on pouvait avec profit approfondir le lit de la rivière en amont.
Il fallut encore attendre plus d'un demi-siècle pour qu'on vit la réalisation de ce plan.
En 1948, à l'initiative de Paul François, bourgmestre de Villers-sur-Semois et député auprès de Mr Orban, Ministre de l'Agriculture à l'époque, furent entrepris plusieurs travaux d'amélioration du cours de la Haute Semois.
Les bouchons rocheux de Breuvanne furent dynamités et quelques méandres encore rectifiés dans le but de favoriser le départ de l'eau.
Par ailleurs, l'étude du sol avait décelé les endroits où s'étalaient des couches de sable mouvant.
Ces points délicats furent colmatés par l'établissement de solides murets de pierres soutenus à la base par un parapet de pieux juxtaposés bien implantés dans le sous-sol.
Et pourtant, encore en 1962, le bourgmestre de Villers, Camille Lemaire, alertait encore les autorités sur les problèmes récurrents dans son village, et notamment l'envasement du canal de draînage mis en place au temps d'Henri Henriquez.
Et encore actuellement, la Semois à Villers déborde régulièrement, comme en témoignent des photos prises en janvier 2009.
D'aucuns qualifient de dévastateurs les effets de ces travaux de curages et de rectifications qui ont profondément altéré les zones humides situées en bordure de la Semois.
On parle de perte de la biodiversité et de l'aspect "naturel" de la rivière.
Une tentative de restauration des anciens méandres a même été tentée à Sivry, puis abandonnée.
Et pourtant, le "bras mort" des Abattis et les marais qui l'entourent comptent parmi les zones humides les plus remarquables de la Lorraine Belge.
Les travaux de rectification de la Semois ont provoqué l'isolement de ce bras alimenté par des sources dont la pureté contraste avec celle de la Semois.
Les naturalistes préfèrent d'ailleurs employer l'expression "ancien bras" putôt que "bras mort", tant la faune et la flore y sont bien riches et vivantes.
J'aimerais profiter de l'occasion pour faire un petit commentaire tout à fait personnel en tant qu'ancien enseignant dans le domaine de l'environnement.
Devant temporairement organiser des visites de terrain pour un cours sur la biodiversité en l'absence de l'enseignant désigné, j'ai fait appel à des spécialistes extérieurs qui m'ont gentiment proposé quelques sites intéressants.
Et j'ai été frappé de constater que toutes ces propositions concernaient d'anciens sites exploités par l'homme, voire "altérés" par l'homme.
Ainsi, les anciennes carrières abandonnées présentent souvent un intérêt biologique non négligeable, comme en témoigne la présence de certaines espèces de chauves-souris.
Les sols dénudés et dépourvus, au départ, de toute végétation, sont des lieux propices à l'implantation et au développement de plantes pionnières spécialisées.
Les falaises dénudées constituent des milieux de substitution pour des espèces poussant sur les rochers, ou, dans le cas de roches meubles, des milieux favorables à la nidification d'oiseaux, comme l'hirondelle de rivage, ou d'insectes fouisseurs, comme les abeilles et guêpes solitaires.
Souvent, en cours d'exploitation, les excavations sont partiellement inondées par la nappe phréatique affleurante.
La présence de pièces d'eau ajoute encore à l'intérêt biologique des sites carriers abandonnés.
On peut également citer des espaces forestiers défrichés par l'homme sur lesquels renaissent des espèces pionnières qui cicatrisent ces milieux perturbés,
ou encore les zones marécageuses jadis exploitées pour la tourbe et qui deviennent des réserves naturelles.
Il en est ainsi de ces bras de rivière qu'il convient de ne pas qualifier de "morts".
Il est alors curieux, voire paradoxal, de constater que ceux qui s'opposent à l'implantation d'une activité humaine sont également les premiers à vouloir préserver telle clairière dénudée, tel bâtiment désaffecté, tel ancien lit de rivière ou telle carrière abandonnée.
Que peut-on suggérer pour préserver ces espaces d'anciens bras de rivière à la fois riches et fragiles ?
Les initiatives actuelles vont dans le sens de la création de "wateringues", c'est-à-dire d'associations de propriétaires et d'administrations publiques, chargées d'assurer un régime des eaux favorable à l'agriculture et à l'hygiène, ainsi que la défense des terres contre l'inondation.
Ainsi, Étalle comporte 3 périmètres de wateringues :
- La wateringue de Fratin, qui se compose de trois ensembles autour des villages de Fratin et Sainte-Marie-sur-Semois ;
- La wateringue de Gilbaupont, de part et d’autre de la frontière avec la commune de Tintigny à hauteur de Sainte-Marie-sur-Semois ;
- La wateringue de Houdemont, au nord de Mortinsart, s’étendant vers le village de Houdemont (commune de Habay).
Alors, continuons à être optimistes et à voir, parfois, dans ces "perturbations" de la nature, quelques éléments qui favorisent la biodiversité...
Bibliographie
- Tandel, E. Les communes luxembourgeoises. Tome III - L'arrondissement de Virton.- Annales de l'Institut Archéologique du Luxembourg - Arlon - tome 23 - 1890
- François, P., Habran, L. La Wateringue du bassin de la Semois jurassique. Etude agraire et sociale- Alliance agricole - 22 juin 1963
- Thoen, D. Intérêt biologique et patrimonial de l'ancienne sablière sinémurienne de Villers-Tortrue - Natura Mosana vol.53 n°2 - Avril-Jin 2000