La folle échappée de Roger Champenois
Cet épisode nous reporte dans les années 60, à l'époque de la télévision en noir et blanc et où les gendarmes portaient encore le képi haut.
Le personnage central de "l'affaire Champenois" est devenu une figure légendaire de la tradition écrite ou orale en pays de Gaume.
On a écrit sur cette histoire des récits, des scénarios, Jean-Claude Watrin a chanté sur cette histoire et Jean-Claude Servais a écrit sur le sujet une bande dessinée.
Roger Champenois est originaire de Buzenol, mais, après sa folle cavale, c'est dans le bois de Rastad, à Villers-sur-Semois qu'il a finalement été capturé.
Pour la première fois après trente ans de silence, Roger Champenois a accepté de témoigner dans Faits Divers sur la RTBF, pour une émission du 3 novembre 1993.
C'est en grande partie sur cette émission que se base le présent récit.
Il reprend surtout le début de l'affaire et essentiellement ce qui concerne la commune d'Etalle et ses environs immédiats.
Un grand nombre de récits plus complets existent, soient écrits soient radiodiffusés, qui nous ont également servi d'inspiration.
Voici donc cette histoire. L'histoire d'un jeune bûcheron, illettré, qui épouse une femme de 25 ans son aînée, une femme riche, celle qu'on appelait "la châtelaine".
La châtelaine et le bûcheron
L'enfance et l'adolescence
Voilà ma petite maison, je suis né le 16 en 29 et j'y ai vécu jusqu'à mon mariage, en 53.
J'y vivais avec mon papa, qui est mort très jeune, en 47, à 47 ans et ma maman, qui est morte en 62.
J'avais 3 demi-frères, qui venaient d'un premier mariage de ma maman.
Je suis le seul Champenois, mon papa n'a jamais été marié. Il s'est mis avec ma maman pendant 20…30 ans, mais ils n'ont jamais été mariés.
Mais il m'a reconnu et m'a donné son nom.
Roger naît le 15 novembre 1929, il est probablement le fils d'un officier français rencontré par sa mère Augusta en Algérie, qui est mort avant la naissance de Roger.
Auguste Champenois, originaire de Virton, va rencontrer Augusta et va reconnaître l'enfant.
C'est une famille avec une lourde hérédité.
On les appelle les "farceurs de Buzenol", parce qu'un ancêtre vendait du saucisson farci de déchets de porc et donc, c'était un "farceur" puisqu'il vendait de la farce et Roger, son descendant, c'est le "dernier farceur".
L'un des fils de cet ancêtre a fait de la prison, notamment pour attentat à la pudeur sur une petite fille, un autre a été condamné pour avoir tué sa femme et la seule chose qu'il ait dite c'est "j'aurais dû l'enterrer plus profondément".
La mère, Augusta, dite la Tata, et son compagnon, Auguste Champenois, ont comparu devant les assises pour avoir agressé à coup de bouteille un commerçant pour voler la caisse.
La maison d'enfance de Roger est actuellement le n°5 de la rue du Musée à Buzenol.
En classe, à Buzenol, j'étais toujours puni parce que je faisais des drôles de trucs.
Alors les autres riaient et l'instituteur me punissait.
Alors comme ça n'allait pas, mon père m'a dit : "Tu ne fais rien, eh bien tu viendras travailler avec moi, on verra comment ça ira.".
Mais c'est autre chose que d'aller à l'école… Avec la hache et la masse, couper des morceaux de bois… Malgré tout, j'étais content, parce que je n'allais plus à l'école.
Mon papa était un vrai bûcheron, il n'a jamais fait que cela toute sa vie et c'est lui qui m'a appris son métier.
Par son père adoptif, il va être initié à la vie dans les bois : braconnage, bûcheronnage, une vie au grand air !
Il est dispensé de service militaire, il devient bûcheron, apprécié par les gens du coin. Il est taiseux, solitaire, mais il est un travailleur consciencieux.
Rencontre avec Elisabeth Danniau
Il rencontre Elisabeth Danniau, dite "Betty la Rousse", "La dame en noir" ou encore "La Bruxelloise".
Elle a 25 ans de plus que lui, elle est née en 1904, elle a eu un passé un peu sulfureux. Elle a travaillé dans la capitale dans des "bars".
Elle y rencontre un médecin extrêmement fortuné à la fin des années 30, qui va la prendre pour maîtresse.
Il la fait venir à Montauban, dans la "maison du maître des forges" qui est sa seconde résidence. Elisabeth y mène désormais la vie de châtelaine.
Au sortir de la guerre, leur liaison prend fin, Elisabeth quitte le domaine, non sans avoir reçu quelques biens : une villa, des titres, de l'argent.
Elle approche alors de la cinquantaine, elle vit seule, dans un moulin, au Fourneau Marchant.
Je l'ai rencontrée ici, parce que je coupais dans le bois et elle venait chercher du bois pour faire le feu.
Elle m'a dit de rentrer boire du café. Alors, je suis rentré boire du café, puis je l'ai perdu de vue.
Et puis, je ne sais pas… Je l'ai rencontrée de nouveau, toujours ici. J'avais 17…19 ans, elle en avait presque 50.
Comme c'était son idée de se marier, on s'est marié à la mairie d'Ethe.
C'était elle qui portait les pantalons.
Moi, j'avais juste à aller tout doucement.
Mais ça ne me dérangeait pas tellement.
Tout ce qu'elle fera, ce sera bon.
Mais j'étais un peu en admiration devant elle. Elle présentait bien, elle savait parler.
Elle m'a épousé parce que j'étais jeune et qu'elle était seule.
Alors, comme ça, elle n'était plus seule et moi non plus.
Alors y en a qui ont dit : "Tu l'as mariée pour son argent ! ".
Mais attention, son argent, elle dort tout près, tu ne sais pas en avoir beaucoup.
Problèmes de couple et disparition d'Elisabeth
Après le mariage, le 12 juillet 1954, Elisabeth achète une ferme à Houdemont, à l'actuel n°4 de la rue de Montavaux.
Elle domine complétement son mari, elle le traite comme un enfant.
Au fil du temps, elle devient de plus en plus violente, elle le menace à coups de fusil quand il rentre trop tard d'avoir traqué dans les bois.
Elle l'oblige à prendre une activité rémunérée de l'autre côté de la frontière française.
Il touche à peu près 7000 francs belges par mois, qu'il doit rembourser intégralement à son épouse qui lui restitue 100 francs pour son "dimanche".
Elle est très exigeante avec lui et a honte de lui.
Quand il y a des invités, il doit aller dans la cuisine pour ne pas être présent.
Le 6 août 1963, Roger Champenois se présente à la gendarmerie pour déclarer la disparition de sa femme.
Il explique que le 22 juillet, donc 15 jours auparavant, il l'a conduite à la gare d'Arlon parce qu'elle devait se rendre en visite chez une tante à Wavre.
En fait, elle semble s'être très souvent absentée pour aller voir cette fameuse tante, dont on s'apercevra à l'instruction qu'elle n'existe pas.
Donc, elle avait très certainement d'autres relations moins avouables un peu partout. Roger ne s'en formalisait pas outre mesure.
Donc, au début, personne ne s'inquiète, puisqu'elle avait l'habitude de rendre visite à cette tante mythique ou de faire de petits voyages.
A partir de là, Roger change de comportement. Il va mener grande vie. Il essaie de vendre les objets de valeur que contient la ferme : tableaux, bijoux, etc.
On le soupçonne donc d'avoir tué sa femme.
Ils sont venus, le premier échevin et deux hommes pour fouiller ma maison. Ils ont vidé la citerne.
Puis dans le jardin. S'il n'y a pas eu 100 trous dans le jardin, il n'y en n'a pas eu un.
Une fois, il y en a un qui était content parce qu'il avait découvert un os. C'était l'os d'un chien qui était mort il y a deux ans.
Le dossier est mince, on ne peut pas condamner quelqu'un sans preuve et sans cadavre, donc le 17 juin 1964, Roger Champenois est remis en liberté.
Il cherche du travail. On se méfie de lui, donc, on ne l'accepte pas.
Et il va se lier d'amitié avec un certain Roger Darge. C'est un gamin beaucoup plus jeune que lui, qu'il va prendre sous sa protection.
C'est un gamin handicapé à plusieurs titres : il a eu la polio, il fait des crises d'épilepsie et aurait l'âge mental d'un enfant de 7 ans.
A ce moment-là, il n'y avait pas de cadavre, ni de preuve et donc, ça aurait pu ne pas aller plus loin si Champenois avec son copain Darge n'avaient pas agressé l'épicière du village.
Agression, disparition et traque
C'est le premier coup de langue que j'ai reçu, celui de l'épicière, parce qu'elle disait du mal de moi et surtout de ma femme.
Alors si on touchait à ma femme, on me touchait quand même.
Alors j'ai amené la jeep, j'ai mis l'échelle, je suis monté et paf, un coup de hache sur la tête.
J'ai frappé un seul coup avec le dos de la hache. Le sang a coulé du nez.
Je ne voulais pas la tuer, sinon, j'aurais pris le couteau qui coupe et puis je me serais acharné dessus.
Alors je suis descendu au magasin, la fille était au téléphone.
Elle téléphonait aux gendarmes. Je lui dis, "Viens par ici". Alors j'ai pris quelques boîtes de conserve.
J'avais pris 6 litres de vin, mais je les ai oubliés sur le comptoir.
Et puis je suis remonté dans la jeep avec elle. Il n'y a pas eu de résistance.
Je l'ai prise parce qu'elle allait recommencer au téléphone. Mais de toute façon, elle n'aurait plus pu parce que j'avais coupé le fil.
Un peu plus tard, les gendarmes retrouvent dans le bois la jeep de Roger Champenois, grâce à Roger Darge qui, pris de remords, est allé parler au curé du village.
La fillette, Claudine, est à l'intérieur du véhicule et n'a subi aucune violence.
Mais Roger, lui, a disparu.
Et c'est alors, le dimanche 23 août 1964, que commence une chasse à l'homme avec des moyens tout à fait inédits, voire hallucinants : Champenois est vraiment l'ennemi public n°1.
Il y a les brigades de gendarmerie de tous les villages et agglomérations des alentours, il y a plus de 50 voitures blindées, un petit avion, un hélicoptère, avec infra-rouge, détecteur de métaux, il y a des chiens, …
Même le général Thiel, à l'époque commandant de la gendarmerie, a voulu faire le déplacement de Bruxelles à Buzenol, pour se rendre compte de l'évolution des recherches et seconder le commandant Plainchamp.
Les gens de la commune d'Etalle et des environs suivent l'affaire de manière passionnée.
Voici ce qu'on peut voir à la télévison de l'époque.
Après 10 jours de traque sans succès, le 1er septembre, à 7 heures du matin, un habitant de Villers-sur-Semois alerte la gendarmerie locale pour dire que Champenois vient d'être vu dans le village.
A ce moment, les patrouilles sillonnaient la région et couvraient pas mal de territoire.
Une patrouille a pu donc très vite se présenter à la sortie du village, dans le bois de Rastad et a vu Champenois quitter la route et s'enfoncer dans la forêt.
Je suis monté dans un chêne. Ils sont tous passés, ils discutaient, mais malheureusement, il y a deux gendarmes qui se sont approchés, un français et un belge, avec un chien.
J'avais fait pipi là-bas en haut et les gouttes sont tombées par terre et le chien a senti les gouttes d'urine.
Parce qu'à ce moment-là, à 7 heures, il y avait encore de la rosée après les arbres. S'il n'y en avait pas eu, l'urine serait restée collée aux feuilles, mais comme il y avait de la rosée, avec l'urine, ça a fait une surcharge et les gouttes sont tombées.
Le chien a stoppé, puis il a regardé en l'air et ils m'ont vu.
Ils m'ont demandé de descendre. J'ai dit "Non, je ne descends pas.".
Alors, il y en a un qui s'est bien dévoué, parce qu'il y en a qui auraient fait demi-tour, mais lui, il a tiré le képi, il s'est mis en tenue et il a grimpé à l'arbre.
Je ne savais pas qu'un gendarme montait comme ça sur les arbres.
Procès, prison et aveux
C'est le 25 octobre 1965 que s'ouvre le procès de Roger Champenois à Arlon.
Il ne nie pas l'histoire de l'épicière, sans aucun remord d'ailleurs, mais il nie toujours avoir fait quoi que ce soit à sa femme.
Après 3h et 20 minutes de délibération, le jury, par 7 voix contre 5, déclare Roger Champenois coupable du meurtre et non de l'assassinat d'Elisabeth Danniau, et donc, sans retenir la préméditation.
La cour le condamne aux travaux forcés à perpétuité.
Ce verdict, c'est Jean Mergeai, l'écrivain de Mortinsart, alors substitut du procureur du roi, qui l'avait réclamé.
En prison, à Louvain, il est un détenu exemplaire et bénéficie de permissions de sortie chez un couple avec qui il a noué des relations amicales.
Un jour cependant, il ne résiste pas à la tentation et va retrouver sa chère forêt qui lui manque tant.
Il est repris peu de temps après à Mussy-la-Ville et le gendarme qui l'a escorté jusqu'à la prison d'Arlon sympathise avec lui.
Il lui rend souvent visite à la prison et un jour, 14 ans après les événements, Champenois lui avoue que sa femme est bien morte et qu'il l'a enterrée sous une dalle de l'étable de la ferme à Houdemont : "comme ça, elle était bien, là, chez elle...".
Fin de l'histoire
Champenois bénéficie d'une libération conditionnelle au début de 1978.
Il retourne dans la forêt, travaille un temps chez un boucher, puis il se crée, à 3 km de Mussy-la-Ville, sur la route de Bleid, caché par l'orée d'un bois, un campement avec une roulotte déclassée autour de laquelle il élève des oies, des poules, des lapins...
Devant son domaine, s'étend jusqu'à l'horizon le beau paysage de Gaume.
A l'entrée, il pose une pancarte "Propriété Privée".
Il meurt de sa belle mort à 76 ans en maison de repos à Sart-lez-Spa le 25 août 2005.
Alors, Roger Champenois a-t-il réellement tué sa femme ?
Si, à l'époque, le public gaumais le craignait, c'était une crainte mêlée d'une certaine sympathie, voire d'admiration.
C'était comme quand les enfants jouent aux gendarmes et aux voleurs, on admire toujours celui qui gagne contre la police.
Et sa cavale dans les bois en tenant en échec un tel déployement de forces de l'ordre en a fait une sorte de héros, tout au moins a posteriori.
C'était aussi le bûcheron simple de la forêt et de la campagne contre l'arrogante châtelaine aux goûts de luxe.
Pour la population rurale de nos régions, le choix était vite fait.
Un article de la revue hebdomadaire "Le Pourquoi Pas" de 1964 (avant le procès) donne d'ailleurs une bonne idée du ressenti de la population à l'époque.
Personne n'était insensibe à cette sorte de "pied nickelé" rustique et taciturne, même les représentants de l'ordre, comme le gendarme Nathalis qui l'a délogé de l'arbre par la douceur, ou l'adjudant-chef Mahu à qui il a fini par se confier au terme de sa peine, mais aussi ce couple de bijoutiers de Tournai qui venait le voir à la prison de Louvain et qui l'accueillait lors de ses permissions de sortie, et même Jean Mergeai qui, par métier, avait réclamé pour lui la prison, était resté en bons termes avec Roger Champenois et le revoyait régulièrement, comme à la fête du cabus à Mussy-la-Ville en 1989.
Mais un doute subsite encore dans la population et plusieurs ne sont pas tout à fait convaincus de sa culpabilité dans le meurtre de son épouse.
Certes, il a fini par avouer et montrer où il avait caché le corps.
Mais sa version des faits, ou plutôt ses différentes versions des faits, restent assez mystérieuses et continuent à faire planer un doute.
Il va d'abord dire que c'était un accident : il était rentré très tard et elle l'attendait en haut des escaliers avec un fusil, il se sont chamaillés et elle est tombée.
Elle était gravement blessée et il n'a rien fait pour l'aider. Il se serait alors agi de non assistance à personne en danger.
Mais dans une version ultérieure, il a quand même ajouté qu'il l'avait un peu "aidée" à mourir en l'étranglant avec une cordelette à rideaux.
A la ferme à Houdemont, sous la dalle que Roger Champenois avait indiquée, on y trouve bien le corps d'Elisabeth Danniau, avec encore des bijoux sur elle, dont une alliance au doigt avec l'inscription "Betty et Roger" et avec la cordelette autour du cou...