L'Ara Romana de Villers-sur-Semois : pierre païenne sous un autel chrétien.
L'église Saint-Martin de Villers
La tradition a retenu que l’église de Villers soit une des églises primitives de la région.
Villers-sur-Semois est elle-même une localité d'origine très ancienne.
De nombreux débris qui se rencontrent fréquemment dans le sol y rappellent l'occupation romaine.
Le nom du village "Villers" provient du mot "villa" qui désignait une métairie romaine après le IVe siècle.
Il est probable qu’autour de cette villa se soient formés des groupes d’habitations et de minuscules hameaux.
Elle était d’ailleurs à proximité d’Etalle (Stabulum), relais de la voie consulaire qui menait de Reims à Trèves et qui servait aux continuelles pérégrinations des légionnaires, des marchands et des colons.
Bien que le bâtiment d’église sous sa forme actuelle date du XVIe siècle et que la tour porte le millésime 1712, la plupart des historiens postulent qu’une première chapelle fut érigée dans ce village naissant, probablement à l’époque où les premiers évangélisateurs des Gaules convertissaient les "païens" au culte du "vrai" dieu.
L’hypothèse fréquemment présentée est qu’elle daterait de l’époque de saint Walfroy (565 - 600).
Cette église "rurale", située près des prairies et non au centre du village, a pris beaucoup d’importance à partir du deuxième millénaire.
Au XVIe siècle, la chapelle initiale a été transformée en une église plus vaste.
Bien conservées, les décorations des voûtes et des arcades sont remarquables et typiques de l’époque de Charles-Quint.
La paroisse desservait huit villages et son importance a fait qu’au cours des siècles, son église a accumulé un grand nombre d’éléments de valeur : mobilier, peintures, objets liturgiques, …
La tour de 1712 a été érigée par le seigneur de Villers, Henri Henriquez.
Le bâtiment reste encore aujourd’hui un joyau du patrimoine roman.
Sous la table d'autel : une pierre romaine.
Les brochures et sites internet décrivant cette église font toutes mention d’une "ara romana", pierre romaine à quatre dieux qui constitue le socle du maître-autel.
C’est probablement vers cette pierre que le visiteur va donc s’approcher en premier lieu.
Mais qu'est-ce donc que cette fameuse pierre ?
Une "Ara Romana" ?
La table du maître-autel, dalle du VIIe siècle, de 1,80 m de longueur, repose sur une pierre romaine cubique de 0,80 m de hauteur et 0,70 m de largeur.
Les quatre faces de cette pierre sont sculptées en haut-relief à l’effigie de dieux romains.
Les statues sont cependant cassées à la naissance des jambes et on peut en déduire que, proportionnellement à la partie visible des corps, la pierre pouvait à l’origine avoir une hauteur d’environ 1,50 m.
Les divinités romaines peuvent être reconnues grâce à leurs attributs.
Vers l’avant, face à l’assemblée, figure Apollon, dieu grec et romain des arts, et principalement de la musique et de la poésie ainsi que de la médecine.
Ses attributs sont la lyre, l’arc et les flèches et le laurier.
A Villers, il tient dans la main gauche une lyre, son attribut principal.
Détail intéressant, cette lyre a 6 cordes et s’inspire des représentations celtiques, la lyre d’Apollon, selon la légende en avait 7.
Ses cheveux droits tombent sur les épaules, la figure est arrondie à force de mutilations, les autres parties du corps sont aussi détériorées, la main droite est enlevée.
Sur le côté droit, Diane, déesse romaine de la chasse et des forêts, identifiée à la déesse Artémis dans la mythologie grecque.
Elle tient de la main droite un arc.
Elle est drapée à la grecque et sa tête paraît diadémée d'un croissant en partie brisé, ce qui justifierait sa qualité de divinité lunaire (en effet, dans la mythologie, Diane est La Lune).
Sur le côté gauche figure Hercule, équivalent du héros grec Héraclès.
Il est debout, coiffé et couvert des épaules par la peau du lion de Némée, dont il tient la queue entre le pouce et l'index de la main gauche.
Comme la mythologie le représente, il a la barbe et les cheveux crépus et la musculature du corps très développée.
Rappelons qu’Hercule est le fils de Zeus et d’Alcmène, une mortelle, et à ce titre il n’est considéré que comme un demi-dieu.
Derrière l'autel se trouve Minerve, équivalente romaine d’Athéna, déesse de la guerre et de la stratégie guerrière, mais aussi des arts, de la pensée et de l’industrie.
A Villers, cette partie de la pierre est très proche du mur du chœur de l’église et il est très difficile de visualiser et de photographier la déesse.
Elle a le casque, la cuirasse, et on devine au-dessus de l'épaule gauche son attribut principal, la chouette.
Cette pierre et ses hauts-reliefs sont-ils une "ara" romaine ?
Le mot latin "ara" peut être traduit par "autel de sacrifice".
L’emplacement d’un autel païen a-t-il été choisi pour bâtir le premier oratoire chrétien ?
Les historiens nous informent en effet que les premiers évangélisateurs des Gaules choisissaient le plus souvent les endroits où l'on adorait les "faux" dieux pour y établir le culte de la religion nouvelle, et, après avoir renversé les autels païens, ils édifiaient sur leurs ruines, un autel au "vrai" Dieu.
Ainsi en serait-il du fameux ara lunae ou "autel de la lune" d'Arlon.
Les évangélisateurs substituaient alors à l’idole païenne le saint patron qui avaient le plus d’affinités avec elle.
C’était ainsi un souhait du pape Grégoire le Grand, à la fin du VIe siècle :
"les temples ne doivent pas être détruits, mais seulement les idoles qui s’y trouvent, car si les édifices sont bien construits, il faut les faire passer du culte des idoles au service du vrai Dieu, afin que ce peuple, ne voyant pas abattre ses temples, se convertisse plus aisément, et qu’après avoir confessé le vrai Dieu, il s’assemble plus volontiers pour l’adorer dans les lieux qu’il connaît déjà" .
Qu'en est-il de celle de Villers ?
Manifestement, la pierre provient d’un monument plus imposant, qu’on a diminué de moitié en hauteur pour y superposer l’autel chrétien.
Selon toute vraisemblance, il proviendrait d’une "colonne de Jupiter", monument élevé à la gloire du dieu céleste Jupiter et inspiré d’un modèle créé à Mayence en l’honneur de Néron.
On lui associe généralement un couronnement qui figure un cavalier tuant un "anguipède", monstre mi-humain mi-serpent, c’est pourquoi on nomme également un tel monument "colonne du cavalier à l’anguipède".
C’est la reconstitution d’une telle colonne qui est située dans la Grand'Rue à Arlon et dont le dessus du socle est assez semblable à la pierre de Villers.
D’où venait ce monument dont le socle a été réemployé ?
Probablement pas de Villers-sur-Semois, mais d’une bourgade plus importante, peut-être d’Etalle ?
Cette hypothèse n’infirme cependant pas l’usage primitif de la pierre ainsi réemployée comme autel païen à Villers, antérieurement à la construction de l’église chrétienne.
Ou alors, la pierre fut transportée d’Etalle à Villers lors de la construction de l’église.
Peu importe d’ailleurs : cette pierre, très bien conservée, constitue l’une des curiosités antiques de la région.
C’est d’ailleurs son bon état de conservation qui la rend particulière, car l’usage d’une pierre romaine comme socle d’autel chrétien est loin d’être unique dans la contrée.
Des statistiques du début du XXe siècle ont établi une liste non exhaustive de 21 bases à quatre dieux provenant de colonnes de Jupiter, découvertes en Belgique, dont 7 à Arlon, 1 à Wolkrange, 2 à Messancy, 1 à Mageroux, 3 à Virton, 1 à Ethe, 1 à Latour, 1 à Villers-sur-Semois, 1 à Mussy-la-Ville, 2 à Amberloup et 1 à Berg.
Et l’on peut citer plusieurs pierres similaires au Grand-Duché de Luxembourg et en Alsace.
Pourquoi alors les premiers chrétiens ont-ils placé ces blocs de pierre sous les autels ?
Plusieurs hypothèses peuvent être avancées.
- Une relation de site : le sanctuaire chrétien se serait superposé à un lieu de culte païen.
- Une relation de voisinage : les pierres proviendraient d’un monument d’un site romain important dans les villages alentours et on a jugé utile de les mettre en évidence pour conserver la mémoire de cette époque florissante.
- Une cause magico-religieuse : la mise à l’abri d’une pierre antique dans un monument religieux permettrait de contrer d’éventuelles forces occultes en les soumettant à l’autorité de l’église.
- Un choix purement esthétique : les constructeurs des églises ont été frappés par la beauté des vestiges antiques et on n’a pas voulu les détruire.
- Une réinterprétation chrétienne des divinités figurées sur les blocs : les sculptures pourraient avoir été prises pour des témoins anciens du culte chrétien, comme Hercule qui serait confondu avec saint Rémy ou saint Antoine.
En ce qui concerne la pierre de Villers, les avis des historiens sont partagés.
Certains n’attribuent aucune relation entre la pierre païenne et les prescriptions du culte chrétien.
D'autres sont convaincus que la présence d'une telle pierre correspond à l'ordonnance du pape saint Félix qui prescrivait de dresser les autels au-dessus du tombeau d'un martyr et ainsi que les restes mortels du saint se plaçaient immédiatement sous l'autel.
Si, par exception, il ne se trouvait pas de tombeau dans le lieu où l'on voulait bâtir une église, on allait chercher les reliques dans les cimetières sacrés pour les placer sous l'autel.
Et c'est peut-être le cas à Villers !
Ainsi, en examinant de près la face d'Apollon tournée vers l'église, on peut remarquer à côté de la tête du dieu un endroit où se trouvait une cachette, fermée au moyen d'une pierre carrée.
A l'intérieur du trou, Mr Sibenaler, conservateur du Musée Archéologique d’Arlon au début du XXe siècle, a en-effet trouvé une boîte en plomb avec des ossements, qu’il a attribué à un saint, probablement, selon lui, des restes de saint Martin, patron de l'église de Villers-sur-Semois.
Plus tard, des analyses scientifiques menées à Groningen en Hollande ont cependant montré de façon formelle que l’os attribué à saint Martin était en fait celui d’un cochon.
Il s’agit donc d’une fausse relique, mais qui date cependant de l’âge du fer, entre 740 et 370 avant Jésus-Christ.
Qui l’a dissimulée là ? Cela reste un mystère...